Cette année IBM a 100 ans et mon père en aurait eu 70… Quel rapport ? Mon père était un « IBMer »… La moitié de sa vie consacrée à Big Blue. Pourquoi en parler ici ? Parce que je lui dois les microprocesseurs de mon ADN, d’avoir connu les run, les win, les erase, le system360 et la D-ram. Je lui dois aussi et surtout ce que je suis aujourd’hui : une femme digitale.
Il ne va pas être facile de parler de lui ici… Mais le buzz autour des 100 ans d’IBM et surtout cette vidéo ont fait resurgir 40 ans de mon histoire. Une vidéo dont certains évènements m’interpellent parce que je les ai vécus parfois en direct, souvent en avance, parce que….
Être IBMer, c’est penser avec un temps d’avance !
Pas facile non plus parce que je ne sais pas grand chose sur son job, il n’en parlait jamais mais parlait continuellement de son entreprise… au point que j’ai souvent cru qu’IBM n’était qu’une couverture et que mon père faisait partie de la CIA… je le croyais OSS117.
D’abord il en avait le costume : noir, chemise blanche ou bleu ciel et cravate foncée et discrète (exit les folles cravates de la fête des pères). 40 ans de code vestimentaire imposé (me disait-il) par IBM, pas de Casual Friday, tout en discrétion. Ensuite cette mallette qui le suivait partout. Un attaché case en cuir noir, passe partout, verrouillée par un code secret et dont personne à la maison n’a, un jour, vu le contenu. Un 32 long rifle aurait exactement tenu dans cette boite…
Il y avait aussi ses collègues, parfaits clones, chuchotant avec ma mère sur le seuil de la porte pour l’informer des dernières news de l’étranger… Normal le téléphone devait être sur écoute. Oui parce que pour corroborer mes fantasmes, il y avait ses voyages et tous ses ces coups d’états, ses ces guerres civiles, ses ces attentats qui le suivaient partout où il allait : Abidjan, Téhéran, Israël… Il y passait un mois, deux parfois, et il revenait de toute urgence, (comme par hasard juste après le passage des clones à la maison) dans un avion de fortune, avec l’Aéropostale ou un avion spécialement affrété par IBM. Il rentrait la mine sombre, il restait silencieux, figé devant les infos du soir, les reporters de guerre…
Sauf que mon père n’était pas agent secret mais IBMer…
Il faisait partie de cette génération qui pouvait faire toute une carrière dans la même boite et d’en monter les échelons. A ses débuts, il dépannait des armoires à glace dans les sous sols des PTT ou du Sénat. J’ai appris beaucoup plus tard que les votes de l’Assemblée passaient par ces armoires à glace.
Je ne saurais vous dire qu’elle était sa fonction finale au sein de l’entreprise, je me souviens juste que le dépanneur qu’il était avait passé des examens pour devenir inspecteur commercial (inspecteur… agent secret… on n’est pas bien loin !) et qu’il fut aussi directeur commercial, entre autre.
J’ai rarement vu quelqu’un être aussi fier de son entreprise, relayer de façon aussi sincère l’image et le message qu’elle portait. Sa première grande fierté fut en 1969. Nous étions tous priés d’arrêter nos activités et de regarder la télévision, en silence, tandis qu’il jubilait. Il avait la tête dans la lune… Et IBM quelques microprocesseurs aussi. La télévision encore, le jour où il nous appela tous pour voir la première publicité d’IBM sur une télé française, c’était aussi l’arrivée du premier ordinateur dit personnel de la marque. Un personnage, Charlie Chaplin, qui suivra la marque sur plusieurs spots. Ou encore, sa fierté en brandissant un bout de papier blanc avec juste IBM en bleu hachuré.
Il a beaucoup voyagé, et nous avec aussi parfois. A chaque mutation son lot de souvenirs. Je me souviens de son séjour au Nouveau Mexique : alors qu’en France nous en étions encore au dernier des Mohicans, lui travaillait avec un Indien, un vrai. J’étais émerveillée de voir les photos de cet homme en costume noir, ne laissant entrevoir ni son ceinturon gravé, ni son pendentif en cuir et dont le seul signe distinctif était son catogan, de superbes et longs cheveux noirs attachés dans la nuque. Émerveillée d’apprendre que ce cadre IBMer rentrait chez lui le soir, dans une réserve indienne, non loin de Santa Fe. Mon père m’avait alors expliqué le manifeste signé par IBM sur l’égalité des chances : le Civil Rights Act présenté dans cette vidéo par un Indien justement… qui lui ressemble étrangement…
On ne peut pas travailler chez IBM et rester impassible face à l’innovation. Mon père se passionnait pour tout cela.
Il était geek avant même que ce mot n’existe !
J’en ai vu défiler des trucs bizarres à la maison entre les microprocesseurs et les bouts de bristols blancs perforés, entre les ASCII Art et les codes barres…
Le premier fut une Selectric, une machine à écrire, silencieuse et électrique, avec une boule interchangeable, permettant de changer la police de caractères. Puis une nouvelle, avec un écran LCD et la possibilité d’effacer les caractères… Une machine à écrire à publication assistée par ordinateur, dont le clavier ressemblait étrangement à nos claviers d’aujourd’hui, un mix entre le PC et l’imprimante.
Notre premier ordinateur fut un Atari 400 (seule entorse à IBM), un truc brut de décoffrage, plus bruyant qu’un Minitel au démarrage. Mon occupation principale était de jouer au pong avec deux curseurs. Je me souviens des regards surpris à l’école : un ordinateur à la maison, c’était du jamais vu, nous étions les premiers et ce fut le défilé à la maison des enfants et surtout des papas curieux.
Il fut rapidement suivi par un PS1 puis un PS2, deux dinosaures qui marchent encore ! On était loin de l’environnement Windows, écriture pixélisée blanche sur fond bleu, mais la vitesse d’action me semblait d’une autre dimension. J’y apprenais à faire mes premiers petits programmes (compo musicale ou jeu de couleur). Démarrer un ordinateur avec Run ou Win, c’était quand même tout un symbole ! Pas de Windows mais un Directory, des C: et les mains dans le cambouis pour un delete ou un erase
Pauvre Minitel… à peine arrivé à la maison qu’il finit démonté sur la table, dépiauté, scruté… Pauvre Steve Jobs qui essuyait des sourires en coin… Pauvre Honeywell Bull… Il n’y avait qu’IBM qui avait droit de citation. Née entre le System360 et la D-ram… Formatés nous étions !
Je crois que ce qui me fascinais le plus c’était ce temps d’avance qu’avait mon père sur tout.
Il me parlait, souvent avec plusieurs années d’avance, d’un ordinateur qui parle, d’un autre qui reconnait ta voix et qui bientôt reconnaîtra ton visage. De ton emprunte digitale qui te servira à démarrer ton PC, de celui qui traduit tout seul, ou encore qui joue (et gagne) aux échecs, et celui qui va sur la Lune… Un temps d’avance, toujours tourné vers le futur.
Il s’appelait Pierre DULAC et il m’a appris à marcher sur le Web
Il m’a formatée et m’a transmis cette passion pour l’informatique, Internet et le futur. D’aucun comprendront maintenant pourquoi Apple ne passera jamais par moi. Fière d’être une graine de Big Blue…